Chapitre IV - Les passagers du train (1/2).
Achille ne peut s'empêcher d'écouter la conversation de deux autres voyageurs, avant qu'ils ne soient eux-même rejoints par un groupe aux intentions incertaines.
Au bout de deux bonnes heures de trajet et quelques arrêts plus tard, un couple de passagers entra dans la voiture de train dans laquelle Achille était assis. Il s’agissait d’un jeune homme et d’une fille, moins âgée.
Lui était un gaillard de grande taille, bien costaud qui plus est, mal habillé, le crâne rasé, qui ne trimballait qu’une vieille gapette verte à carreaux et un baluchon. Ce qui frappa le plus Achille, ce fut son visage. Ce dernier manquait de raffinement. Sa mâchoire plus que carrée et son nez cassé lui donnaient un air de balourd bagarreur. Achille pensa qu’au vu de ses attributs physiques des plus primitifs, collés sur sa face à l’aide d’une truelle ; ce jeune individu ne devait ni être capable ni disposé à afficher plus de deux émotions, trois peut-être, pour les grands jours. Sa mine aplatie renvoyait un regard un peu bêta. Une sorte de mélange entre l’indifférence et la stupidité absolue. En bref, le mastoc ne semblait être ni un enfant de chœur, ni un génie.
La jeune adolescente assise près de lui devait avoir environ treize ou quatorze ans. Elle était brune, au teint hâlé et aux grands yeux marrons. Ils ne se ressemblaient pas du tout et ne devaient donc pas appartenir à la même famille, si bien qu’Achille se demanda ce qu’ils pouvaient bien faire ensemble. D’autant plus que la fille, elle, rayonnait de sagacité malgré son jeune âge. Bien que ses habits fussent abîmés, ils avaient autrefois été plutôt chics. Achille s’aperçut aussi qu’ils étaient légèrement trop petits et se dit qu’elle n’avait pas dû pouvoir changer de tenue depuis un certain temps. Avait-elle fui de chez elle ? Il se posa la question. Ils constituaient un duo bien étrange, en somme. Achille ne put résister à la tentation de les écouter parler. De toute manière, bien qu’ils parlassent à voix basse, ils étaient seuls dans le wagon avec lui : il ne peinait pas trop à les entendre, il lui suffisait de tendre l’oreille…
— Es-tu sûr qu’ils ne nous retrouveront pas, Fifi ? demanda la fille d’une voix calme, un peu blasée.
— Rien à craindre. Et s'ils essaient, ils vont voir ce que ça donne de me chercher…
— Tu as dit que tu n’irais plus te bagarrer ! rappela la fille sur un ton de reproche. Toujours en train de jouer au gros bonhomme fort et bien viril. C’est ridicule. Et souris un peu. Tu me fais honte. Je ne veux pas me trimballer un charlot qui fait la tête.
— Mais je suis fort, répondit-il d’une voix plaintive.
— C’est ça, si ça te fait rêver. Et les bagarres ? Je ne veux plus te voir te battre. C'est non négociable.
— Euh…
— J’ai dit non négociable, dit-elle avec autorité.
Il hésita, puis répondit, mal à l'aise :
— C'est… C’est fini tout ça maintenant, t’en fais pas va, la rassura-t-il maladroitement.
— C’est vrai ? demanda-t-elle curieusement. Tu vois, j’ai du mal à te croire. Te connaissant, je me demande comment tu fais pour régler tes problèmes autrement qu’en cognant partout.
— J’en ai peut-être pas l’air, mais j’ai changé, je te dis.
Il regarda au-dessus de son épaule, comme s’il s’attendait à voir entrer dans le wagon un passager en plus.
— Tu as changé… depuis avant-hier dans le restaurant ? demanda la jeune demoiselle.
— Je t’assure que oui. Tu devrais me faire confiance ! la rasséréna le jeune homme. Je te promets de ne plus faire usage de mes mains.
— Ah oui ? Et que vas-tu faire, s’ils nous retrouvent ? Parce que là, j’ai l’impression que tu me fais des promesses que tu ne tiendras pas.
— Bah euh… J’utiliserai ma tête, dit-il, amusé.
— Tu saurais faire ça, toi ? J’en doute. Tu pourrais me laisser prendre les rênes parfois. Et te reposer aussi, au passage. Tu ne dors presque jamais la nuit. C’est mauvais pour ta santé. En fait, tu dors toujours au mauvais moment. La fatigue tire les traits de ton visage, et crois-moi, il n'en a pas besoin le pauvre.
— Tu t’inquiètes pour moi, maintenant, toi ?
Le sarcasme assassin de son accompagnatrice ne semblait pas le toucher plus que ça.
— Vu que je suis obligée de rester avec toi, et que je ne veux pas que ces sales types me mettent la main dessus, je dois bien m’assurer que tu restes en forme. De toute manière, je n’aurais jamais dû te faire confiance en premier lieu. Nous n'aurions jamais dû voler leur vieille babiole.
— Je peux pas te laisser dire ça. Il fallait s’en emparer. Crois-moi. Et maintenant, on doit la lui rendre. Où qu'il soit.
— Où qu'il soit et qui qu'il soit. Je te rappelle que nous n'avons aucune idée de qui il est vraiment.
— Détrompe-toi justement, j'ai entendu des rumeurs... On aura peut-être de la chance sur ce coup-là.
Achille trouvait la discussion fascinante. Qui étaient-ils ? Des amoureux en fuite de leurs familles respectives ? Impossible, l’écart d’âge semblait prohibitif. Peut-être étaient-ils cousins ? Certes, mais ils ne venaient pas du même milieu social, c'était évident… Il croisa le regard accusateur de son chat Ajax. Ce dernier, même s’il ne parlait pas, semblait rappeler à son maître qu’il était impoli d’écouter les conversations des autres, et encore plus d’émettre des jugements.
— Non mais c’est vrai quoi, Ajax, qui sont ces gens ? murmura-t-il à son animal. Je suis désolé mon pépère, mais tu peux pas me blâmer pour le coup. C’est juste trop étrange. Et puis pourquoi sont-ils ensemble ? Qui sont les gens qui les suivent ? C’est trop bizarre, non ?
Nouveau regard, plus accusateur encore, de la part du chat. Vraiment, il ne semblait pas supporter la curiosité déplacée de son humain.
— Tu peux penser ce que tu veux le chat, je sais que tu as passé ta vie à écouter aux portes. Tu n’es pas mieux que moi, le minet !
Cette fois-ci, le félin apparut clairement offusqué. Il tourna le dos à son maître et fit sa toilette, avec dédain.
— C’est ça, boude. De toute façon c’est impossible de discuter avec toi…
Il ne put pas continuer plus longtemps la discussion, pourtant trépidante, avec le chat. La porte du compartiment s’ouvrit si violemment qu’elle faillit voler. Un groupe d’hommes entra en trombe dans la voiture. Ils portaient tous un habit similaire : chacun avait un pantalon de velours à taille haute et un veston noir en laine épaisse. Au niveau de la taille, ils portaient un tissu beige à motifs. L'un d’entre eux, l’air hagard, mal rasé, les pommettes saillantes, s’écria d’une voix nasillarde :
— Mesd’moiselles, Messieurs, nous avons la joie de pouvoir interrompre le calme de vot’ voyage l’espace d’un court instant.