Chapitre III - Le départ (3/3).

Achille, qui espérait pouvoir se reposer un petit peu à bord du train, fait un rencontre surprenante avec une vieille dame des plus originales.

HUBERT Titouan

12/7/20235 min read

          Achille entra dans le train et posa ses affaires sur la banquette en cuir pourpre. Ajax le suivit et s’élança gracieusement à côté de lui puis se roula en boule près de son maître. Le garçon lui caressa machinalement la tête. Achille voulut profiter de sa solitude temporaire pour lire quelques lettres de ses parents, mais il en fut empêché par la venue d’une autre passagère. Une très vieille dame venait d’entrer dans la voiture et vint s’asseoir en face de lui. Le train démarra peu de temps après.

— Bonjour, jeune homme, dit-elle d’une voix cassée et nasillarde.

          Sur son nez aquilin reposaient de toutes petites lunettes dont les verres étaient teintés si sombrement qu’Achille ne pouvait pas discerner la couleur de ses yeux. Une grande cicatrice parcourait son visage de son front à son menton pointu. Elle ne portait pas non plus de robe ou autre habit similaire, comme on aurait pu s’y attendre*, mais un pantalon accompagné d’un manteau très épais en peau de bête sur lequel pendait une montre à gousset. Ses mains fines et veineuses étaient couvertes de grosses bagues en argent serties d’inox. Elle portait autour du cou un foulard de cachemire.

— Bonjour, Madame, répondit le garçon, intrigué par cette personne à l’air atypique.

— Je te reconnais, toi, continua-t-elle. Tu es le petit moine, affirma-t-elle d’un air sec.

— Je ne suis pas un moine, j’ai juste grandi…

— Oui, peu importe.

          Elle sortit de son manteau une petite flasque dans laquelle elle but une gorgée. Achille n’osa pas lui demander ce qu’elle venait de boire.

— Alors comme ça tu pars, c’est ça ? reprit-elle. Tu t’apprêtes à vivre de belles aventures au loin, à découvrir le monde ?

— Je m’en vais quelque temps, en effet. Je suis bientôt majeur, il faut que j’aille trouver un travail.

          Achille ne désirait pas mentir, mais il ne voulait pas non plus vider son sac à cette étrange grand-mère. Il prit la décision de se contenter de donner quelques demi-vérités.

— Voyez-vous ça ! Le petit… Quel est ton nom, déjà ? demanda-t-elle.

          L’orphelin aimait de moins en moins cet échange.

— Achille. Je m’appelle Achille.

— Enchanté, Achille, dit-elle sans sembler enchantée de faire sa connaissance pour autant. Le petit Achille s’en va. Eh ! On en apprend tous les jours.

— Pardon, mais… Sommes-nous censés nous connaître ?

— Mmh ! Moi, je te connais, c’est ça qui compte. Tu peux m’appeler madame Cassandre. Dis-moi, mon garçon, est-ce que le nom de Léon Anquetille te dit quelque chose ?

— Non.

          Achille se demandait où elle voulait en venir et qui elle pouvait bien être.

— Bien. Moi, tu vois, je suis persuadée que tu en connais un de Léon Anquetille. Et même que tu le connais très bien.

          Achille pensa que la vieille dame devait être totalement folle.

— Tu vois, Léon Anquetille, c’est un idiot.

— Mraouw ? sembla demander Ajax, qui se réveillait d’une énième sieste impromptue.

          Le garçon remercia intérieurement son chat de prendre la relève. Il aurait voulu fuir loin de cette personne étrange.

— C’est un idiot pour deux raisons. La première, c’est qu’il n’a pas de cœur. Elle sortit d’une autre poche une cigarette qu’elle alluma à l’aide d’un briquet, puis reprit. La seconde, c’est qu’il aurait beaucoup mieux vécu s’il n’avait pas passé son temps à réparer les erreurs d’un de ses camarades trop bête pour régler lui-même ses affaires. Vois-tu où je veux en venir ?

— Bah… Non.

          Il n’osa ni élaborer plus que cela, ni demander à la dame de partir. Le train commençait à ralentir. Avec un peu de chance, elle allait descendre au prochain arrêt. Il fallait juste espérer qu’elle ne fasse pas tout le trajet.

— Forcément, que tu ne sais rien. Ce n'est pas bien étonnant. Écoute-moi bien. Je vais te dire quelque chose qu’un garçon de ton âge, il y a bien longtemps, aurait aimé savoir avant que tout aille à vau-l’eau. Je ne suis pas censée le faire, mais bon. Si tu la veux, elle est dans le cristal.

— Euh… Quoi ?

— Tu m’as bien entendue, non ? Je ne peux pas être plus claire que ça ! finit-elle par dire. Certains sont morts pour le savoir, et moi j’ai récolté ça, fit-elle en retirant ses lunettes. Elle montra du doigt la cicatrice qui parcourait son visage et passait par son œil droit. Un œil de moins et vingt ans d’attente pour transmettre une phrase aussi simplement idiote. Tu n’as pas intérêt à oublier. Ah, et aussi, ne le regarde pas dans les yeux. Il faut attendre qu’il se pose.

— Mais de quoi parlez-vous, enfin ? s’impatienta Achille. Je ne comprends rien à rien !

— Je te laisserai découvrir, sinon ce n’est amusant pour personne.

          Achille se dit qu’il devait écourter au plus vite sa discussion avec cette dame étrange.

— De toute manière, reprit-elle, je pense que nous nous reverrons très bientôt.

— Quel malheur, soupira Achille.

— Pardon ?

— Il est quelle heure ? répondit-il à voix haute l’air de rien.

          Il la regarda. Elle le regarda en retour. Une goutte de sueur perla sur son front. Elle haussa un sourcil. L’échange oculaire fut maintenu un certain temps. Achille montra du menton la montre de la vieille dame de l’air le plus naturel possible.

— Il est bientôt huit heures, finit-elle par dire.

          Le train commença à ralentir puis marqua un arrêt et la vieille dame descendit sans dire un mot de plus. Achille resta assis bouche bée, essayant de comprendre ce qu’il venait de se passer.

— Eh bien, si j’avais su ! Au moins, on a rencontré assez de gens bizarres dans le train pour aujourd’hui, pas vrai mon gros pépère ? dit Achille comme s’il parlait à un bébé en caressant son chat. Le gros pépère en question ne semblait pas plus intéressé que ça par l’idée et prit la décision de se laver le derrière avec dédain.

*La mode de l’époque était bien différente de celle d’aujourd’hui. Les femmes ne portaient jamais de pantalons, ou plutôt ces derniers étaient cachés en dessous de la robe et considérés comme de la lingerie. Cela peut sembler étrange pour un lecteur moderne, mais cette tenue aurait été très transgressive pour l’époque. Il a fallu attendre les années soixante pour voir le pantalon se démocratiser dans la mode féminine.

Chapitre III - Le départ.