Chapitre III - Le départ (2/3).
Le garçon tient une dernière discussion avec l'un des moines avant de partir et découvre quelques éléments du passé mystérieux de son père.
Achille fit un rêve étrange, tourmenté. Il se voyait couché dans une chambre, sur un lit. Il tenait dans ses mains une lettre qu'il s'efforçait de lire avec difficulté. Devant ses yeux des mots illisibles se fondaient les uns dans les autres. Plus il faisait d’efforts, moins il arrivait à déchiffrer la lettre. L’angoisse montait en lui alors qu’il percevait une présence terrifiante quelque part dans la maison où il était. La présence bougeait. Il l’entendait se déplacer en bas, lui devait être à l’étage. La lettre commença à se désagréger comme si elle était faite de sable. Achille ne réussit à lire au centre du papier que le chiffre sept, écrit d’une encre plus noire que la nuit sur un papier jauni par le temps. À l’instant précis où il eut déchiffré cet élément de la lettre, il sentit la présence inonder la maison de son aura de terreur. Une main sortie de nulle part lui prit l’épaule et la peur arracha à sa gorge un cri. Son col fut empoigné délicatement et il fut remis bien droit sur le banc. Il reconnut le visage du Père Baudoin.
— Achille, debout ! Ton train part bientôt ! siffla une voix dans un murmure sourd.
— Mon Père ? balbutia Achille.
— Tu ne devrais jamais te laisser surprendre par personne, mon grand ! fit le moine sévèrement.
— Si vous le dites, Père Baudouin… acquiesça Achille, l’air surpris.
La gare totalement déserte et plongée dans une épaisse brume matinale lui donnait l’impression d’être encore plongé dans son rêve.
— Et surtout, tu ne devrais jamais oublier tes amis ! À peine eut-il fini sa phrase qu’un chat blanc et marron aux yeux verts sauta sur les cuisses de son maître.
— Ajax ! Oh, je suis un mauvais compagnon pas vrai, je n’ai même pas pensé à te dire au revoir…
— Lui dire au revoir ? Hors de question ! Il vient avec toi !
— À bord du train ? Mais… Est-ce autorisé ? questionna Achille.
— Peu importe ! Si tu n’arrives même pas à le ramener dans ta Normandie, tu ne pourras jamais t’en sortir avec ce qui se profile au loin…
Le Père Baudoin prit un air plus sérieux. Il se pencha, et se mit à parler d’une voix basse à Achille.
— Mon grand, écoute-moi bien. Jusqu’à maintenant, les Frères et moi t’avons protégé de tout danger extérieur. Tu as pu grandir loin des responsabilités du dernier descendant des d’Alquian. Cette période paisible de ta vie…
Il marqua une pause, et chercha ses mots.
— J’aurais aimé pouvoir dire cela autrement, mais je ne peux pas. Tu vas devoir te débrouiller seul. Trouver tes propres amis. Tu vas connaître la méfiance. La trahison, sans doute. Tu vas souvent te sentir seul, comme ton père avant toi, et son père avant lui. Tout cela…
— Pourquoi, mon Père ? Que cache l’héritage des d’Alquian ? l’interrompit Achille.
— Il cache l’accès à des reliques légendaires renfermant des pouvoirs extraordinaires ! Des siècles durant, des familles et des clans entiers se sont déchirés pour se les accaparer. Certains racontent que de terribles batailles ont mis à feu et à sang des régions entières pour savoir où trouver un seul des Gardiens de la Rose, mais personne, personne, entends-tu, n’a jamais réussi à mettre la main sur l’un d’eux.
— Qui sont-ils ? J’ai entendu plusieurs fois ces mots, les Gardiens, mais j’ignore…
— Pour le moment, tu dois ignorer encore, le coupa le moine. Le savoir est une chose terrible, il peut t’apporter le salut, mais il peut aussi te perdre, ne l’oublie jamais. Ton train va arriver. Rappelle-toi de deux choses : le secret a été découvert. Ton escapade chez la jeune d’Honniroy a alerté tes ennemis. Ils savent qui tu es, ou ils le sauront bientôt, et cela ne prendra pas longtemps avant que tu ne sois recherché. Ta vie est désormais parsemée de dangers, Achille, souffla le Père dans un murmure. Autre chose : quand tu arriveras chez toi, tu ne trouveras personne. Ce n’est pas une bonne idée que tu vives seul, mais nous ne pouvons pas t’accompagner. Nous avons nos responsabilités ici. J’ai demandé à Armand de te rejoindre, il a notre confiance. Vous vous retrouverez dans le train. Il montera quelques stations après celle-ci.
— Il m’a dit que nos parents étaient amis. Est-ce vrai ?
— Je ne sais pas. Je ne les connaissais pas. Je suis arrivé après. Les Frères m’ont dit que les choses ne s’étaient pas bien terminées entre eux, ses parents et les tiens, mais l'enfant est une autre personne que le parent.
— Je vois... Au fait, je... le garçon hésita.
Il ne savait pas s'il pouvait dire ce qu'il s'apprêtait à dévoiler.
— Oui ? demanda le moine.
— Je vous ai entendu, une nuit, vous disputer, avec les autres Frères. Vous vous disputiez à cause de moi, à propos des lettres, n'est-ce pas ? demanda timidement le garçon.
Le visage de l'Abbé prit un air de surprise.
— Comment es-tu au courant ? Écoutais-tu aux portes ?
Le visage d'Achille devint rouge.
— Bon, peu importe. Après tout, tu as le droit de savoir. Nous ne nous disputions pas à ton sujet. Il s'agissait bien des lettres, et de ton héritage, tu as raison sur ce point. Mais ce n'est pas de toi que nous parlions.
— De qui pouviez-vous bien parler, alors ?
— De maître Peccini, répondit le prêtre à mi-voix.
— Hein ? Pardon, je veux dire, comment ? se reprit l'orphelin.
— Je n'ai pas le temps de tout t'expliquer en détail, mais je peux te raconter cette histoire dans les grandes lignes. Maître Peccini connaissait ton père. C'est pour cela qu'il est devenu le notaire de ta famille et qu'il est censé s'occuper de la bonne passation de ton héritage. Mais les choses se sont compliquées entre eux.
— Comment ? Avec Maître Peccini ?
— Oui. En réalité, ton père avait de nombreux amis, mais ils ont tous fini par se disputer assez gravement. Ensemble, ils formaient un groupe qui avait pour objectif d'aider le Gardien de la Rose. Tu imagines qu'à cause du danger qui les entouraient, ils devaient faire preuve d'un véritable esprit d'équipe, leurs vies dépendaient du courage et de l'engagement des autres. Ton père et ses compagnons réussirent à faire face à l'adversité, tant bien que mal, jusqu'au jour où ta mère est tombée enceinte. Après cela, il a commencé à s'inquiéter pour toi et au moment voulu, il a fui avec ta mère. Il n'a pas été présent pour ses amis ce jour là et ils se sont tous battus sans lui. Tu imagines bien sûr quel désastre cela a été pour le groupe...
Achille resta silencieux l'espace d'un instant.
— Maître Peccini a lui aussi fui, mais pendant la bataille, reprit le moine. Ton père est décédé dans des circonstances que j'ignore quelque temps plus tard, et ta mère est décédée en couche. C'est pour cela que nous nous sommes disputés. Nous ne savons pas s'il faut lui faire confiance à lui, qui a été l'ami de ton père, certes, mais qui a déserté son poste. Tout est encore plus compliqué en considérant que ton père aussi a fui. Je suis désolé de tout t'expliquer maintenant, aussi rapidement, Achille, mais tu as eu raison de me poser la question, car à partir de maintenant tu seras seul.
Il continua sur le même ton pressé.
— Lève-toi, le train va entrer en gare. Prends soin de toi, mon grand. Nous nous retrouverons plus tard, je l’espère. Je dois y aller. Dieu te garde.
— Dieu vous garde, répondit Achille, la voix brisée.