Chapitre II - Une curieuse fête (2/3).
Achille se retrouve chez Claire et y fait la rencontre d'un jeune garçon ténébreux qui lui offre son aide.
Plus chic que jamais, chaussures neuves cirées aux pieds et costume italien sur les épaules, petite pochette à la poitrine, cheveux cirés à la mode de Paris, Achille frappa à la porte de l’immense manoir de Claire. Il était venu pour glaner une ou deux informations, si possible savoir comment elle connaissait son nom, et partir. Non, il ne venait pas faire la fête. Non, il ne venait pas pour essayer de la connaître un peu mieux. Et surtout, non, mille fois non, il ne revenait pas pour la voir, elle, avec ses yeux bleu-vert sublimes, son sourire vermeil enchanteur et sa chevelure rousse Ô combien magnifiquement arrangée. Il était au-dessus de ça. Il ne se démonterait pas devant elle. Il s’attendait bien à ce qu’elle fasse des manières, mais lui s’était enhardi de vouloir lui montrer de quel bois il se chauffait. Il allait la faire perdre à son propre jeu, du moins c’est ce qu’il pensait.
La fête d'anniversaire se constituait d'au moins cent cinquante invités. Achille se sentit presque immédiatement petit et insignifiant après être entré. Accueilli par trois jeunes demoiselles, il fit le tour du premier salon en quelques minutes. Il finit dans un coin, perdu, un verre de vin pétillant à la main.
Il se retrouva submergé par une foule indistincte d’invités bruyants. Sous le plafond à moulures et l’énorme chandelier, entre les murs luxueusement décorés et les sofas carmins, des garçons en costumes se mêlaient à des filles en robes de bal, plus finement apprêtées les unes que les autres. Les cercles où les passes de danses se succédaient côtoyaient les groupes d’invités attablés à un buffet imposant. On y dégustait petits fours, gâteaux salés et autres apéritifs, un verre à la main et un sourire aux lèvres. Un énième plop très sonore suivi d’acclamations et d’applaudissements fit comprendre à Achille qu’une autre bouteille de champagne, sans doute très chère, venait d’être ouverte. Des garçons se mirent à entonner un chant populaire, suivi bientôt par presque toute la salle, dans un élan aussi cordial que général, ou presque. Achille, lui, ne connaissait ni les paroles de la chanson, ni les invités. Il se sentit bien vite à l’étroit. Que faire ? Où aller ? Il ignorait où était Claire. Il avait grandi avec des moines. Il aimait le calme, la simplicité et le recueillement. Bien qu’il ne condamna pas ces festivités, auxquelles il aurait aimé pouvoir se joindre, l’orphelin dut admettre qu’il se sentait comme un poisson hors de l’eau.
L'immobilisme du présent invité se fit bientôt remarquer, au point qu'Achille se sentit pris au piège : plus il attendait, timide et incertain, plus il perdait courage. Plus il perdait courage, plus il voyait des regards curieux, peut-être moqueurs, tournés vers lui.
— Achille ! Pardon de t'avoir fait poireauter comme un idiot tout seul, j'ai pris du retard. Tu m'attends depuis tout ce temps ? Je suis vraiment désolé mon vieux !
Sauvé. Un inconnu le sortait de sa solitude et fournissait une raison à son air inquiet. Ce dernier posa sa main sur l'épaule d’Achille.
— Je suis vraiment pas un bon ami de te donner rendez-vous et de te faire attendre, pas vrai ? Mais bon tu me connais, c'est du Armand tout craché !
Grand, ténébreux, athlétique, les cheveux noirs coiffés en bataille, un veston noir proprement serré par de petits boutons de nacre, Armand était un héros et en avait le physique. Achille ne pourrait jamais assez le remercier. Il lui avait sauvé la vie.
— Suis-moi, chuchota-t-il, j’ai une ou deux choses à te dire.
Ils s'engouffrèrent dans un couloir tapissé, loin de la foule et des regards indiscrets.
— Mais… Comment… Pourquoi tu… ? commença Achille.
— Crois-tu que c’est par pur hasard que tu as été invité à l’anniversaire de Claire juste après l’arrivée du notaire ?
Les yeux de l’orphelin s’écarquillèrent.
— Tu es connu, mon vieux. Tout ce que je peux te dire ici, ajouta-t-il en baissant la voix, c’est que certains des invités en ont après ton héritage.
Armand et Achille s’installèrent confortablement dans un canapé afin de reprendre leur conversation. Ils étaient seuls dans l'une des très nombreuses salles du manoir de la famille de Claire. La discussion fut entamée après qu'ils furent assurés qu’aucune oreille indiscrète ne les écoutait.
— Reprenons tout depuis le début, veux-tu ? proposa Achille. Je ne voudrais pas manquer de manières, mais ce que tu m’as dit me perturbe. Explique-moi en détail ce que tu entends par…
Il eut un instant d’hésitation.
— Ce que j’entends par “certains des invités en ont après ton héritage” ?
— Oui. Ça, et aussi pourquoi je serais connu et comment tu sais pour le notaire, s’il te plaît.
Il plongea ses yeux dans ceux de son nouveau camarade. Qui était-il vraiment ? Pouvait-il lui faire confiance ? Son regard ne trahissait aucune émotion hostile. Il semblait sincère.
— Premièrement, pour le notaire, c’est assez simple. L'un des journaux locaux a relaté sa venue et le départ de l’ancien Père supérieur. Ils n’ont pas grand chose à raconter, alors bon, tu penses bien… Il est assez connu, ce notaire, mine de rien. Il viendrait de Paris et aurait été dans les petits papiers de plusieurs députés. Il ne sent pas bon, si tu veux mon avis.
— Jusque là, je te suis.
— Pour ce qui est de toi, encore une fois, c’est assez simple : tous ceux qui sont venus faire une retraite au monastère, ou bien qui ont apporté des choses aux moines, t’ont vu. Tu es un peu une légende locale, enfin, le sujet de quolibets, ajouta-t-il en souriant, personne ne sait, ou ne savait, qui tu es.
Achille restait silencieux. Il écoutait pensivement ce que lui disait Armand. Ce dernier continua posément son récit.
— Jusqu’à récemment, qui tu étais n’importait pas vraiment. Au mieux, tu étais l'objet de rumeurs, rien de plus. Le “p’tiot du monastère” n’intéresse en somme pas grand monde, mais "Achille d’Alquian", c’est une autre affaire.
— Veux-tu dire par là que des personnes cherchent l’héritier de la fortune des d’Alquian, enfin, de ma famille, pour s’en emparer ? demanda-t-il amèrement en pensant que les moines eux-mêmes avaient peut-être voulu la garder pour eux.
— Oui, plus ou moins. Pendant un certain temps, Achille d’Alquian a occupé les esprits de certaines grandes familles. Ta richesse, lui avoua le jeune homme, fait de nombreux envieux.
— Mais comment sais-tu tout cela ? Et qui me dit, ajouta-t-il suspicieux, que ce n’est pas ton cas à toi aussi ?
Armand prit une grande inspiration et plongea ses yeux noirs dans ceux d’Achille.
— Ton père et le mien étaient assez proches. Toi et moi partageons beaucoup de choses, tu sais… Mes parents aussi sont partis quand j’étais jeune, enfin, c’est tout comme. Seulement…
Il fit une pause.
— Seulement, toi, tu as pu les connaître, acheva Achille.
— Oui, on peut dire ça. Mon père est encore en vie, même si je ne le vois plus. Tout cela pour dire qu'il m’a chargé de veiller à ce que personne ne mette la main sur ton héritage. Ils se sont vraiment beaucoup côtoyés, nos parents… Ils étaient d’excellents amis, confia Armand. Ils ont fait les quatre cents coups ensemble, tu n’en croirais pas la moitié, dit-il avec mélancolie.
— Je vois, dit Achille d’une voix basse, presque inaudible.
Il repensa aux mots du père Abbé Marc. S’il ne voulait pas finir seul, face à un monde inconnu, Achille avait besoin d’un ami. Il s’en présentait un juste devant lui. Il eut l’intention de se confier à Armand, de lui dire qu’il toucherait bientôt tout son héritage, quand du bruit se fit entendre dans le couloir. Des pas pressés se rapprochaient de la pièce qu’ils occupaient. Ils entendirent quelqu'un dire "Par ici, Claire !", ce qui fit sursauter le jeune homme brun.
— Achille, siffla Armand qui s’était soudainement levé, cette fête est un nid de crabes ! Tu vas te faire pincer si tu restes… Crois-moi, il faut que tu partes ! Et ne fais pas confiance à la comédienne !
— Quoi ? Qui ? répondit Achille qui ne comprenait pas pourquoi son nouvel ami s’était emporté si soudainement.
— Pas le temps de tout expliquer, nous nous retrouverons plus tard ! Ne fais surtout, surtout pas confiance à Claire et à ses amies ! Cette fille est une véritable vipère ! Et, sans s’expliquer plus que cela, il sauta au-dessus de la table basse, se précipita sur la fenêtre qu’il ouvrit d’un grand geste et commença à l’enjamber. Je ne suis pas censé être là, je dois partir ! glissa-t-il avec un clin d'œil, comme s’il avait l’habitude de ce genre d’acrobaties.
— Nous sommes au premier étage ! s’étrangla Achille.
— T’occupe, mon zig ! Je crains rien.
Sans dire un mot en plus, Armand disparut dans la nuit noire. Au même moment, la porte s’ouvrit et trois filles en robe de bal entrèrent. Il reconnut deux des demoiselles qui lui avaient ouvert, accompagnées par Claire qui se tenait au milieu d’elles. Ayant à peine posé les yeux sur Achille, elles fouillèrent du regard le reste de la pièce en un instant. Sans adresser une seule parole à l’invité, elles coururent à la fenêtre.
— Il n’y a personne ! s’écria Claire.
— Je t’assure que j’ai vu Armand avec lui ! s’exclama avec colère une seconde.
— Il l’a emmené ici… fulmina la troisième.
— Vous pensez qu’il aurait pu sauter ? s’enquit Claire.
— Je ne sais pas, nous sommes quand même assez haut… répondit pensivement son amie.
— Ce serait bien de son genre, pourtant, rétorqua l'une.
— Bon. Nous n’avons pas de temps à perdre. Lucie, va faire le tour des invités. Et trouve qui l’a laissé rentrer ! ordonna Claire, autoritaire.
— Bien !
Sans dire un mot de plus, elle s'éclipsa.
— Et toi, Charlotte, prends tes cousines avec toi. Faites le tour de la maison et trouvez par où il a pu passer et où il est allé.
— Nous revenons vers toi dès que nous avons l’information, dit Charlotte. Et lui, fit-elle en pointant du menton Achille comme s’il était absent, qu'en faisons-nous ?
— Je m’en charge. Va !