Chapitre II - Une curieuse fête (1/3).

Le début du second chapitre du Gardien de la Rose.

HUBERT Titouan

11/25/20237 min read

          Achille avait environ deux bonnes heures de marche avant d’arriver au village. Il fut rejoint pendant son trajet par un berger en chemise à carreaux portant sur la tête un vieux de chapeau paysan en feutre. Il allait au marché avec ses moutons vendre ses produits et faire quelques emplettes pour sa femme ; ce qu’Achille apprit au cours d’une discussion fort agréable soutenue par le tintement des grelots, le claquement répétitif des sabots sur le sol et le bêlement éperdu des ovins. Le garçon partagea même une collation avec le paysan le long de la route, et eut le plaisir de goûter à un très bon fromage de brebis que le fermier lui offrit de bon cœur.

          En descendant depuis le pied de la montagne vers la vallée où se situait le village, Achille pouvait voir en amont les toitures du bourg assemblées en une mer rougeâtre, percée par le clocher type gothique méridional de la commune. L’assortiment de tuiles de toutes les tailles et de toutes les formes livrait une bataille en rangs désordonnée contre la mousse, le lierre et les mauvaises herbes, tant et si bien qu’il tenait du miracle qu’aucune d’entre elles n’ait causé un malencontreux accident en s’écrasant sur la tête d’un passant déficitaire en chance. Le soleil lui-même avait du mal à s’immiscer dans le creux des allées en pentes du bourg tant celles-ci étaient étroites.

          Les allées sinueuses du village abritaient une multitude de bâtiments en pierre, chacun de taille et de forme différentes. Les pavés fichés maladroitement à même la terre pouvaient s’avérer particulièrement malins et constituaient le pire cauchemar des maladroits et des inattentifs. Plus d’une fois, Achille avait manqué de s’étaler de tout son long en pleine rue. Il avança malgré tout jusqu’à ce qu’il aperçoive, nichée entre un boui-boui aux odeurs de terroir et un antiquaire à la façade plus poussiéreuse qu’on ne l’aurait cru possible, la vitrine alléchante d’une librairie baptisée La Case à Verroux. Il entra sans plus attendre.

— Bien le bonjour mon bon Monsieur ! lui adressa le vendeur.

— Bonjour, répondit Achille, distrait.

          Il fut surpris de se sentir assailli par une douce odeur de café et de gâteaux, se mélangeant étonnement bien à celle des étalages de livres. Son interlocuteur, un homme grand et roux, légèrement joufflu, le remarqua.

— Est-ce la première fois que vous venez ici ? demanda-t-il.

— Oui, lui répondit le jeune garçon. Vendez-vous des gâteaux ?

— Non, nous servons des mignardises*, le reprit le vendeur, un sourire au coin des lèvres. Il y a un café à l’étage, si vous voulez. Ma femme fait de superbes cannelés !

— D’accord. Pourrais-je vous prendre un journal ? demanda Achille.

          Un hebdomadaire titrait en grosses lettres cursives : "RÉVOLTE GÉNÉRALE AU BAGNE DE SAINT-ANTOINE EN GUYANE, QUE FONT LES AUTORITÉS ?".
— Bien sûr ! lui répondit le gérant. Je vous fait monter un café, avec ? Le premier est offert par la maison ! fit-il avec un clin d'œil.

          C’est ainsi qu’Achille, après être monté au premier étage, s’assit auprès de la fenêtre, attendant son café et ses mignardises. La pièce était agréable et surprenamment grande. Des vieux fauteuils en cuir étaient arrangés autour de petites tables rondes ornées de bouquets de fleurs en pot. De nombreuses vieilleries en tout genre, babioles, bricoles et colins-tampons agrémentaient des étagères pleines à craquer de livres, eux-mêmes entassés sur des meubles prêts à exploser, eut-on ajouté un seul ouvrage supplémentaire. Achille remarqua qu’il eut peut-être été intéressant de trier la pile immense de bouquins qui étouffaient sous ses yeux. Il mit en doute la pertinence d’avoir à portée de main une série d'ouvrages comme les onze tomes d’un certain Benzaouïr Bazanbar, maître ès tailleur en confection, spécialiste et docteur en couture et rapiéçage.

          Achille se mit à lire le journal en buvant son café. Dans la nuit du 26 au 27 septembre, un groupe de détenus a causé une révolte au sein du bagne de Saint-Antoine, en Guyane… L’attention du jeune garçon fut troublée par l’arrivée d’une jeune demoiselle, mais l’orphelin reprit sa lecture. …des coups de feu ont retenti et au moins une dizaine de blessés sont à déplorer… Il se rendit compte au bout de quelques secondes que la demoiselle qui se tenait non loin de lui le regardait. Elle devait être de son âge, à première vue. Il reprit sa lecture une seconde fois. Si une partie des bagnards ont été appréhendés par les forces de l'ordre, un petit groupe de fugitifs a réussi à s’enfuir dans la jungle… Le garçon releva ses yeux lorsque la jeune fille émit un petit raclement de gorge, l’air de rien, tasse de thé à la main. Très bien habillée, les cheveux parfaitement coiffés, elle appartenait sans conteste à une famille aisée. Achille, de nouveau, voulut se replonger dans sa lecture. Ces criminels en fuite sont armés et dangereux. Le chef de la bande, un certain… Un long sluuuuurp impromptu l’arrêta de nouveau. Il releva la tête et vit sa voisine siroter bruyamment son thé. Achille faillit faire remarquer à la jeune demoiselle, qu’il trouvait au passage très belle, qu’elle devrait faire preuve de plus de silence. Il se ravisa par politesse et reprit sa lecture. Le chef de la bande, un certain… La jeune fille se mit à chantonner tout en lisant un ouvrage qu’elle tenait dans les mains.

— Mademoiselle, je vous prie de m'excuser... commença Achille à son intention.

— Oui ? demanda-t-elle.

— Je, euh…

          Il ne savait pas comment lui demander poliment d’être plus discrète.

— Tu euh… quoi ? fit-elle en l’imitant.

— Non, rien.

— Si, si vas-y, dis-moi. Commence par me donner ton nom. C’est ce que font les étrangers lorsqu’ils se rencontrent, en général.

— Je m’appelle Achille, dit-il, sans trop savoir pourquoi il entamait des présentations avec elle, alors qu’il voulait lui demander un peu de silence.

— Enchantée, Achille, lui répondit-elle d’une voix douce en se posant gracieusement près de lui. Je m’appelle Claire d’Honniroy, fit-elle en lui tendant la main afin qu’il la lui serrât, ce qu’il fit.

          Sa peau était parfaitement douce et blanche comme le lait, si bien que le garçon devina qu’elle ne devait pas souvent travailler la terre.

— Dis-moi, continua-t-elle, je me permets de te tutoyer, je ne crois pas t’avoir déjà vu ici. Tu n'es pas du coin ?

— Non, enfin, si, mais pas vraiment, juste des fois, bredouilla-t-il timidement.

          Elle lui adressa un sourire charmeur.

— Je vois, minauda-t-elle. Et, toi qui ne viens ni d’ici ni d’ailleurs, n’as-tu pas de nom de famille ? demanda-t-elle, en jouant avec une mèche de cheveux d’un air distrait. Ou alors, tu t’appelles Achille tout court ! lança-t-elle en riant.

          Achille, dont l’éducation avait été faite par des religieux, n’apprécia pas le moins du monde les manières de sa locutrice.

— Excusez-moi, mademoiselle, mais je suis un peu embarrassé… commença-t-il. Vous me semblez très familière, sans vouloir vous offenser, bien sûr. Suis-je censé vous reconnaître ?

— Tu ne sais pas qu'il ne faut pas répondre à une question par une autre question ? C'est malpoli, glissa-t-elle d’une voix mielleuse. Moi qui pensais que nous allions devenir des amis, je suis déçue… laissa-t-elle tomber avec un regard langoureux qui eut plus pour effet de dégoûter Achille que de le séduire.

— Il ne me semble pas que vous puissiez être disposée à me procurer une quelconque leçon de savoir-vivre, renchérit le malpoli.

— Dis-moi que tu ne veux pas que je reste ici, tant que tu y es ! Tu es bien méchant avec les filles, toi.

          Achille n’eut pas le temps de lui répondre que non, en effet, il ne voulait pas vraiment d’elle ici, avec son air princier et ses manières des plus outrancières, qu’elle l’assena de palabres de plus belle.

— Tu sais, je crois que je connais ton nom, annonça-t-elle mystérieusement.

— Ah oui ? lâcha froidement Achille, exaspéré.

— Tu t’appelles… D’Alquian !

          Abasourdi, il ne répondit rien. Qu’elle eût été folle ou bien qu’elle cherchât à faire de lui un subordonné ne l’aurait pas surpris. Mais qu’elle connaisse son nom, avec ce qu’il venait d’apprendre de la part de Maître Peccini quelques jours plus tôt, l’inquiéta. Qui pouvait-elle bien être et que lui voulait-elle ?

— Je fête mon anniversaire dans trois jours, chez moi, reprit-elle. Je t’invite. Je suis sûr que nous allons devenir d’excellents amis, ajouta-t-elle avec un clin d'œil.

          Elle fit glisser un carton d’invitation puis quitta la pièce, sans oublier bien sûr de lancer un dernier regard à Achille avant d’emprunter l’escalier. Achille était parfaitement conscient du jeu auquel Claire s’adonnait. Il avait peut-être grandi dans un monastère, il n’était pas pour autant stupide. Le fait est qu’il ne pouvait pas ignorer qu’elle connaissait son nom de famille, et qu’elle avait réussi à le trouver, et ce, juste après le passage de Maître Peccini. Achille en vint donc à penser que la coïncidence était difficilement concevable. Cette idée soulevait plusieurs questions, comme celle du choix de Claire. Si maître Peccini était derrière tout cela, pourquoi l’avoir choisie, elle ? Et si le notaire n’était pas celui qui avait mis au parfum Claire, alors comment pouvait-elle bien être au courant ? Autant de bonnes raisons d’aller mener une petite enquête et de se rendre, quelques jours plus tard, à l’anniversaire de la jeune demoiselle.

* Mignardises : Petits fours sucrés.

Chapitre II - Une curieuse fête.