Chapitre I - Déceptions.

Le début de l'histoire d'Achille.

HUBERT Titouan

11/24/202311 min read

          Achille émergea d’un long sommeil. Il entendait au travers de sa porte le froufrou pressé des robes de moines parcourir le couloir. Une plainte langoureuse de chant rituel vint se perdre depuis la chapelle jusqu’à la chambre vétuste de l’orphelin. Il la balaya du regard. Rien n’avait bougé depuis plusieurs années. La chambre restait la même, inchangée.

          Un bureau rustique sans tiroirs, un lit au matelas rembourré de coton, une armoire : c’était le seul mobilier dont il avait jamais eu besoin. Sur le bureau, une paire de lunettes tenait compagnie à quelques livres. À côté d’eux, un bœuf et un aigle miniatures en bois et à la peinture écaillée prenaient la poussière. Un crucifix et quelques branches de lavande séchées par le temps étaient accrochées au-dessus de la porte. Dans les irrégularités du mur en briques blanches, Achille décelait des formes. Là, un lion, ici, un siège, et en y regardant bien, il voyait même quelque part un visage de femme. Voilà tout ce qu’il possédait, en comptant les quelques tenues paysannes rangées soigneusement dans l'armoire. Une seule et unique fenêtre lui donnait à voir le dehors. Elle était entourée de deux rideaux en lin couleur sable tirés sur les côtés ; il ne couvrait jamais sa fenêtre, question d’habitude.

          Achille laissa s’échapper un bâillement sonore en se frottant les yeux. Il se défit de l’édredon qui le tenait bien au chaud et se leva. Ses pieds tombèrent sourdement sur le parquet usé qui émettait à chaque pas de longues plaintes. À défaut de grincer des dents, le sol en bois grinçait des lattes. Le garçon se dirigea vers la fenêtre. Il fit jouer le loquet de la vitre dont il délogea le verrou d’un coup de pouce puis repoussa les battants de ses deux mains. Un grand courant d’air frais aux odeurs d’herbe fraîche et de rosée s’invita dans la chambre et les rideaux s'échappèrent au dehors en dansant dans un courant d’air.

          Les montagnes des Alpes se dessinèrent devant lui. À leurs pieds se tenait un village à peine réveillé. Autour de leur taille s’étendaient des prairies où vivaient les bergers. Sur leurs épaules reposaient d’épais manteaux de pins qui s’assemblaient en une immense forêt d’un vert sombre et profond. Quant à la tête des montagnes, elle était couverte d’un blanc couvre-chef de neige qu’elles n’osaient jamais retirer. Certains monts n’avaient la chance d’être aussi bien habillés que les autres. Quelques-uns allaient torse nu, sans une belle forêt pour leur couvrir le col. Ceux-là laissaient paraître des formations rocheuses abruptes et des excroissances calcaires variées. Le garçon remplit ses poumons d’air frais avant de se retourner : il n’allait pas passer la journée devant la fenêtre.

          Après une courte prière, Achille mit une chemise et un pantalon en mailles grossières, puis enfila un gilet en laine. Il tapota la poche de son habit afin de vérifier la présence d’une petite boîte emballée dans du papier journal. Il s'agissait d'un cadeau destiné à son père adoptif dont la date du jour marquait l’anniversaire. Pressé par l’idée d’offrir son présent, il sortit de sa chambre en courant. Passant d’un couloir à l’autre, il bouscula violemment l’un des moines à l’embranchement de deux passages. Le choc fut si soudain qu’il tomba sur les fesses et fit tomber par terre son cadeau.

— Holà, Achille ! Bonjour ! s'exclama le prêtre en se baissant pour aider le garçon à se relever en le prenant un peu fermement par les bras. Tiens, je crois que tu as fait tomber ceci, dit-il en tendant au garçon la boîte.

— Oh ! Merci Frère Jean ! Et bonjour à vous aussi, s’exclama-t-il.

— Comptes-tu offrir cela à l’Abbé Marc pour son anniversaire ? Je ne crois pas qu’il ait quoi que ce soit pour toi, malheureusement, prévient le prêtre.

          En effet, ce jour marquait aussi l'anniversaire d’Achille.

— Ce n’est pas étonnant qu’il ait oublié, le connaissant ! répondit Achille plein d’entrain.

          Il était tellement excité qu’il sautait d’une jambe à l’autre.

— Il doit être dans la chapelle, à cette heure-ci. Je te laisse y aller, finit par dire le moine avant de repartir.

          Le garçon déboula dans une chapelle où il espérait trouver le Père supérieur. Elle était baignée de mille lueurs, bleues, vertes, rouges, jaunes et plus encore ; effet lui-même causé par les rayons du soleil qui changeaient de couleur au gré des vitraux. Achille aperçut deux moines plongés, l’un dans son livre, l’autre dans une prière attentive, mais aucun d’entre eux n’était celui qu’il cherchait. Le moine qui lisait leva les yeux et vit le garçon du bout de la salle. Il comprit instantanément qui il cherchait et lui fit signe de la main de s’approcher. L’orphelin s’exécuta.

— Bonjour, mon grand, chuchota le moine.

— Bonjour Frère Baudouin, murmura Achille.

— Cherches-tu le Père Abbé Marc ? demanda le moine.

          Il était le plus jeune des membres de l’abbaye, hormis Achille. Le Frère Baudouin avait la trentaine, des joues creuses et de grosses lunettes rondes posées sur un nez cassé.

— Je crois qu’il est en train de s’occuper des poules, finit-il par dire.

— Ah, des poules ? Il ne s’en occupe que le jeudi, d’habitude, pourtant… Enfin, merci ! souffla Achille, avant de s’en aller aussi vite qu’il le pouvait sans trop briser la sérénité qui régnait dans la chapelle.

          Achille s’en alla vers le cloître. Il arriva sous les alcôves, sur la pointe des pieds. Le Père supérieur se tenait devant lui, le dos tourné vers le garçon. Comme prévu, il nourrissait les poules. Le garçon fouilla dans sa poche : le cadeau était toujours bien là. Il s’avança et, d’un ton très simple en tendant le paquet, il dit :

— Joyeux anniversaire, mon père.

          Celui-ci se retourna, un grand sourire dessiné sur ses lèvres dissimulées par une barbe abondante.

— Non, Achille. Joyeux anniversaire à toi, lança-t-il jovialement à ce dernier. Les gâteaux étaient excellents. Tu remercieras la pâtissière de ma part.

— Mais… je… quoi ? s’exclama Achille. Pardon, je veux dire, comment ? se reprit-il.

— Joyeux anniversaire, mon fils, dit le Père Abbé, ses petits yeux plissés par l’étirement joyeux de ses lèvres.

          Achille observa le paquet qu’il tenait dans ses mains. Il remarqua avec surprise que le papier journal qui servait d’emballage avait changé. Celui-ci était un journal vieux de vingt ans daté de 1863. Il regarda son père adoptif, incrédule.

— Frère Jean a profité de votre rencontre pour échanger les deux paquets. Maintenant, ouvre ton cadeau, mon fils.

          Achille s'exécuta. Il défit soigneusement l’emballage et découvrit une magnifique boîte en acajou. Le garçon l’ouvrit. À l’intérieur était posée sur un coussin pourpre une petite boîte à musique. Achille la sortit et en activa la manivelle. Une mélodie langoureuse s’échappa de la petite boîte à musique. Les notes étaient claires et aiguës. De celles-ci s'échappaient les bribes d’un rêve oublié, enfoui au fond d’un cœur inconnu. Les regrets passés d’un parent absent, peut-être, ou bien autre chose de bien plus complexe encore. Achille fut perturbé par l’effet que le chant métallique avait sur lui. Pourtant, il ne s’agissait là que du son émis par le mécanisme, la percussion des lamelles du clavier sur le cylindre en mouvement.

— Cette boîte à musique a appartenu à ton père. Il voulait que tu l’obtiennes à tes dix-huit ans. Mais, pour être honnête, il m’a semblé que ce serait un bien meilleur cadeau pour ton anniversaire de seize ans.

— Ah, pourquoi donc, mon père ? demanda Achille d’une petite voix.
         
Il se sentait heureux de recevoir ce cadeau, très heureux même, mais il ne pouvait s’empêcher d’avoir une boule au ventre. L’Abbé Marc l’avait éduqué et le garçon se sentait presque coupable de le considérer comme son père, alors que ce dernier était une toute autre personne. L’Abbé, l’air heureux, un sourire dissimulé derrière sa barbe foisonnante, les yeux plissés par son expression joyeuse, voulut répondre, mais il fut interrompu par une voix caverneuse. Un personnage à l’allure squelettique drapé d’une robe noire fit irruption. Il était arrivé là sans que personne ne l’eut entendu. Il se tenait à l’ombre du soleil, caché dans les alcôves.

— Ce jeune garçon ne serait-il pas l’héritier des d’Alquian ? finit-il par demander.

          La peau blême, les pommettes saillantes comme des rocs érodés, le nez cassé, les yeux pâles, l’homme avait l’air d’un cadavre à qui l’on aurait redonné vie. L’Abbé eut un mouvement de recul et posa sa main sur sa hanche par instinct comme pour tirer de sa ceinture un objet.

— Pascal, toi, ici ? fit-il avec surprise.

— Moi ici, oui, répondit ce dernier. J’aurais voulu venir vous rendre visite plus tôt, mais j’en ai été empêché. C’est étrange, mais personne ne semblait vouloir m'indiquer que tu te trouvais ici. J’ai dû faire ma propre petite enquête, ajouta le dénommé Pascal.

— C’est étrange, en effet, répondit sur la défensive le prêtre.
         
Il passa sa main calleuse devant le torse de l’adolescent comme pour le protéger. Achille comprit que l’homme n’était pas le bienvenu et, par ce mouvement, qu’il était apparemment dangereux. Celui-ci aperçut, bien entendu, le geste du prêtre.

— Allons, laissa-t-il s’échapper des fines lames qui lui servaient de lèvres, il n’y a aucun danger. Je suis venu parler avec mon client, comme j’en suis obligé par la loi. Par ailleurs, j’aurais dû pouvoir lui parler il y a de ça des années, mais je n’ai pas pu. Étrange, n’est-ce pas ? demanda l’homme sinistre.

— Achille a très bien vécu loin de toutes ces affaires, maugréa le moine.

— Qui est cet homme ? demanda le garçon au moine.

— Il s’agit de maître Peccini. Il est le notaire de ta famille, expliqua le père Abbé Marc.

— Le notaire ? demanda Achille, intrigué.

          Il observa le notaire qui fit un pas au soleil, révélant combien il était rachitique. L’homme, drapé d’une longue robe noire, transportait avec lui une petite mallette en cuir. Ses mains étaient couvertes de gants noirs.

— Exactement. Je viens ici pour apporter votre dû, jeune homme. Je l’aurais fait plus tôt, si votre curé ici présent ne m’en avait pas empêché.
         
Achille n’aima pas le ton employé et le sarcasme présent dans l’expression “votre curé” mais il décida de passer outre.

— Très bien, alors, allons parler de cela au calme, dit d’une voix assertive le garçon, à la surprise du prêtre.

— Enfin, Achille, tu ne peux pas…

— Vous faites obstruction à des affaires qui ne vous concernent pas, Marc, grinça le notaire. Laissez-moi m’entretenir avec le jeune homme.

— Pascal, commença l’Abbé, visiblement énervé.

          Achille n’avait jamais vu le moine en colère. Il avait perdu toute sa bonhomie et, à vrai dire, faisait presque peur au garçon.

— Ne vous en faites pas, mon père, je ne crains rien, répondit le garçon, à la surprise du moine.

          Le notaire esquissa un sourire sinistre.

— Bien, bien… J’imagine que vous avez une chambre ? Nous pourrions y discuter en toute tranquillité.

          Le garçon acquiesça.
     

          Le notaire vint s’installer dans la cellule* d’Achille et referma la porte derrière eux. Ce dernier s’assit sur le lit, le notaire à la chaise du bureau et sortit de sa malle trois paquets.
         
Après avoir lu à Achille quelques textes et contrats et après qu’il les eut signé, il transmit le premier et le second paquet à Achille. Intrigué, le garçon y découvrit des lettres de ses parents, des titres de propriété et d'autres papiers administratifs ou contrats bancaires. Il lui avait aussi expliqué clairement que, tant qu’il était mineur, Achille n’aurait légalement pas accès à son héritage.

— Mais, avait alors ajouté le notaire, je veux bien vous transmettre vos biens, si vous vous montrez responsable. De toute manière, j’imagine que votre éducation n’a pas été des plus mauvaises, caché dans ce monastère.

          Achille fut surpris par cette dernière analyse du dénommé maître Peccini. Il se serait attendu à ce qu’il critique l’éducation des moines, mais il n’en fit rien. Lui-même semblant être un homme simple, sans doute reconnaissait-il aux prêtres cette qualité.

— Enfin, Achille, finit par dire le notaire d’une voix rauque, les moines ne vous ont jamais parlé de votre famille ?

— J’appartiens à une famille de la vieille noblesse. Mes parents m’ont laissé un bel héritage et ils étaient des gens très respectables. Je crois que mon père a fait des études dans…

— D’accord, coupa le notaire, visiblement excédé par la réponse du garçon. Ce que vous me dites est certes correct, mais ce ne sont que des platitudes bonnes pour les idiots, et j’ose imaginer que vous n’en êtes pas un. Je devine, comme je le craignais, que nos bons amis les moines ne vous ont rien dit. Votre héritage vous rend immensément riche, c’est vrai, comme il est vrai que votre famille est très ancienne.

          Achille ne put s'empêcher de remarquer que maître Peccini avait oublié de commenter le fait que sa famille était composée de personnes respectables, erreur qui sembla presque intentionnelle.

— Admettons, reprit le notaire. Mais il y a bien plus que cela.

— Je vous écoute, ajouta simplement Achille, dans un effort de s’adapter au notaire.

          Ce dernier accorda au garçon un regard approbateur.

— Bien. Premièrement, si jamais il arrivait que vous rentriez dans les ordres, que vous mouriez, ou que vous vous révéliez inapte à jouir de vos biens d’une quelconque manière que ce soit ; vos possessions me reviendraient. Ainsi a été la volonté de votre père, et j’ai longuement débattu afin qu’il en soit autrement, mais c’était sa volonté propre. Si je me retrouvais dans un tel cas, je ferais immédiatement don à l’État d’absolument tout votre héritage, et l’affaire serait close.

— D’accord, répondit simplement Achille.
         
Il crut immédiatement le notaire. Que ce soit son teint de glace, la simplicité de sa robe notariale noire, l’absence d’un quelconque bijou ou bien ses joues rasées de si près qu’on aurait cru que sa peau même était coupante, tout montrait un désintéressement pur et clair comme le cristal pour les choses matérielles. En même temps, maître Peccini parlait avec passion et bien qu’elle fut presque imperceptible, elle dénotait de son intérêt pour l’affaire. Achille devina qu’il n’était pas venu que pour remplir ses fonctions professionnelles : quelque chose d’autre le poussait à agir, mais quoi ? Il voulut le demander au notaire, mais ce dernier fut trop rapide.

— Bien, finit-il par dire. Nous en resterons ici pour aujourd’hui.
         
Il laissa au garçon le dernier paquet.

— Ceci ne fait pas partie de votre héritage, c'est un cadeau de ma part. J’ai pensé qu’il vous ferait plaisir. Vous êtes, théoriquement, en pleine possession de tous vos biens dès maintenant. Je reviendrai vous voir bientôt. J’ai des affaires à régler d’ici là. Sur ce, laissa-t-il en suspens avant de partir.

          Il ne dit pas un mot de plus et laissa Achille pantois dans sa chambre. On avait ensuite expliqué à Achille que le notaire et les abbés allaient s’entretenir ensemble durant ce qui allait être une très, très longue journée. Ne cherchant pas à en savoir plus, le garçon décida au contraire de sortir se changer les idées. Il choisit d’aller passer un peu de temps à Bercevelle, le village niché dans la vallée en aval du monastère.

*Cellule : Nom donné à une chambre dans un monastère, qui est petite et peu décorée. N’a rien à voir avec une cellule de prison.

Cette histoire se déroule en 1883.

Chapitre I - Déceptions.